Parcours de création : Ester Manas, styliste
L'Atelier de Sèvres fête ses 40 ans. 40 années au service de la création contemporaine, dans tous les domaines de l'art et du cinéma d'animation. 40 promotions d'élèves devenus aujourd'hui des artistes reconnus en France et dans le monde entier. Découvrez les portraits de ces anciens élèves qui font aujourd'hui la valeur de notre établissement.
Ester Manas, styliste, élève de l'Atelier de Sèvres en 2011
Entretien réalisé par Nadine Vasseur
La première page du site Internet d’Ester Manas s’ouvre sur cette phrase : « Size (doesn’t) matter », une formule en forme de slogan qui affirme d’emblée l’ADN de cette jeune marque de mode. Alors que le marché se concentre sur les tailles standard, la jeune créatrice a choisi de battre en brèche le système des tailles dont le corollaire est l’exclusion des corps non standard. Son concept est d’offrir des vêtements de qualité et séduisants, fabriqués en taille unique, et adaptables à tous les corps de femmes, de la taille 34 au 50. Ses vêtements élégants qui mettent en valeur toutes les corpulences sont réalisés à partir de coupes astucieuses ; ils sont modulables grâce à des systèmes de pressions, de laçages, de cordons, de plis, de scratch, de passants. Une petite révolution qui a su convaincre les professionnels de la mode. Lauréate du prix Galeries Lafayette au festival de mode de Hyères en 2018, sa marque est également soutenue par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode qui l’accompagne dans son développement. Un peu plus d’un an après sa création, Ester Manas est distribuée à Paris aux Galeries Lafayette et au Printemps mais aussi à Nice, Londres et Los Angeles.
La mode s’est imposée dans la carrière d’Ester Manas de manière plutôt imprévue. Son désir, au sortir du bac, est de s’orienter vers l’art, sans qu’elle sache trop sous quelle forme. Elle s’inscrit alors à l’Atelier de Sèvres. « J’ai choisi cette école pour une raison très simple, parce qu’elle avait de très bons résultats aux concours ! Pour payer mes études, je devais emprunter à la banque et il m’était très difficile de le faire longtemps. Je voulais donc une école qui m’assure des résultats immédiats. » A l’Atelier de Sèvres, elle s’initie à un grand nombre de techniques, modèle vivant, dessin d’observation, histoire de l’art et même disciplines informatiques telles que Photoshop ou Illustrator. Le déclic qui la conduira plus tard vers la mode se produit au cours de ses dernières semaines à l’Atelier. « On nous avait proposé de réaliser un travail personnel et je me suis mise alors à tricoter des sortes d’origamis à partir desquels j’ai construit des espèces de corps. C’est par ce chemin du textile, de l’intérêt pour le volume, qu’est né mon intérêt pour la mode. Il ne vient pas du tout d’un intérêt pour la « Couture » ni pour l’image type magazine, mais vraiment de la passion de construire un objet en volume avec mes mains. » Elle réussit ensuite le concours d’entrée à l’Ecole Nationale des Arts Visuels de la Cambre à Bruxelles où elle suit tout d’abord une formation en graphisme avant d’intégrer la section « Stylisme et création de mode ».
« Ce qui m’a orientée vers la mode, plutôt que vers la sculpture par exemple, c’est de pouvoir agir sur le quotidien. Espérer voir le résultat de mon travail dans la rue, accompagner la vie des gens, c’est ce qui me plait plus que tout. Il y a chez moi un attrait pour le social, même si c’est là un mot un peu fourre-tout. Disons que j’aime écouter les gens et tenter de trouver des réponses aux problèmes qu’ils rencontrent. » Des problèmes qui, en l’occurrence, sont aussi les siens. Ester Manas fait du 44 et depuis toujours elle peine à trouver des vêtements à sa taille qui lui plaisent. Alors, elle s’interroge. Pourquoi la mode ne s’intéresse-t-elle pas aux petits formats, aux grands formats ? Pourquoi cette obsession des tailles standard alors que 39% des femmes font plus que du 44 ? « J’ai réfléchi à cette question dès mon concours d’entrée à la Cambre. Pour nous présenter, on nous demandait alors de réaliser un magazine autour d’un thème, celui que j’ai proposé avait pour thème « Big ». Par la suite, au cours de mes années d’études, je n’ai pas eu d’autre choix que de travailler sur des mannequins qui faisaient tous la même taille, 36 ou 38. Ce n’est qu’en Master 2 que j’ai pu enfin signer une collection conforme à mon ADN, faire de la mode pour toutes. J’ai choisi douze femmes avec douze corps différents et j’ai commencé par réaliser des vêtements sur mesure pour chacune d’entre elles afin de comprendre les problématiques. » De là naîtront nombre des solutions inventives qu’elle mettra bientôt en œuvre pour réaliser les vêtements de ses collections.
Quand on demande à Ester Manas si son travail est féministe, elle hésite. « Bien sûr que je suis pour l’émancipation des femmes mais ce que je fais n’est pas né d’une prise de position féministe. J’entends souvent que j’ai eu de la chance parce que ma collection Big again est sortie en même temps que le mouvement Me too. Mais ça n’a rien à voir ! Prétendre d’un autre côté que ce que je fais n’a rien de politique, serait bien sûr également faux. » S’il est une chose à laquelle Ester Manas tient plus que tout, c’est à faire de la mode d’une manière qui ait du sens. « Je ne suis pas la seule de ma génération à vouloir créer autre chose que du beau et du bankable, nous sommes nombreux et c’est très rassurant. Nos vêtements, tout en étant de qualité, sont fabriqués, par exemple, à partir de tissus de seconde main, de fonds de stocks ou de tissus bio. Ils sont produits dans un atelier de réinsertion socio-professionnelle qui se trouve à deux pas de notre studio à Bruxelles. La proximité, le social, ce sont des valeurs auxquelles nous tenons. Il y a aujourd’hui toutes sortes de marques qui veulent exister alors qu’elles n’ont rien à dire. Pour quoi faire ? D’autant plus qu’on vit un moment où on doit arrêter de faire n’importe quoi, où il faut arrêter de consommer à tout va. Vouloir exister alors qu’on n’a rien d’autre à proposer qu’une sucrerie désirable, refuser d’être responsable, cela n’a pour moi aucun sens. »
L'auteur
Nadine Vasseur est journaliste et écrivain. Productrice du magazine Panorama sur France Culture pendant quinze ans, elle est, par ailleurs l'auteur de nombreux livres d'entretiens et de livre d'art parmi lesquels " Les Plis" et "Les Incertitudes du corps" parus aux éditions du Seuil. Elle a publié en 2019 "Simone Veil. Vie publique. Archives privées" aux éditions Tohu Bohu.